Par Ahmed Cheniki
Depuis 1962, les dirigeants politiques et les opposants ne cessent de convoquer l’Etat et d’évoquer de possibles réformes sans esquisser une définition de cette notion flasque et souvent ambiguë. Les derniers bouleversements caractérisant certains pays arabes et africains incitent désormais les analystes à tenter une nouvelle lecture, plus ou moins autonome, quelque peu libérée de la dépendance des espaces épistémologiques européens.
Ce qui se passe ces derniers temps au Burkina Faso, en Tunisie et au Mali ne peuvent laisser indifférents chercheurs et dirigeants africains condamnés à aller en quête d’une véritable légitimité faite de rupture avec les pratiques et la culture du passé, évacuant de la scène politique les «partis uniques» (toujours présents, même dans un système «multipartite») et les syndicats, hérités du temps du combat pour l’indépendance, qui continuent à fonctionner comme autant d’espaces de blocage. L’Etat est désormais prisonnier de conduites héritées du temps de la pensée unique, mais aujourd’hui, sérieusement contestées par les opposants et la société se manifestant par une résistance passive.
Souvent, en Algérie, l’Etat est considéré comme une sorte de territoire abstrait, empreint de sacralité. Chacun cherche à lui apporter une certaine légitimation historique. Pour Mostefa Lacheraf, l’Etat algérien date de la période de l’Emir Abdelkader qui aurait esquissé ses contours et défini ses frontières. D’autres vont jusqu’à l’époque numide et certains autres à l’ère dite ottomane, une période qui reste à interroger sérieusement par les historiens. Ces tentatives de légitimation historique et de réappropriation de l’Etat «moderne» dissimulent mal une certaine frustration et une volonté de s’inscrire dans le discours «occidental» à tout prix, alors que les pays colonisés n’ont découvert l’Etat «moderne» que très tardivement, c’est-à-dire durant l’occupation coloniale. La référence à l’Etat est devenue un lieu commun depuis l’indépendance.
Les différentes chartes apportent des définitions et des développements ambigus, caractérisés par une certaine ambivalence et truffés de propos contradictoires. L’allusion à l’Histoire est systématique. Mais, dans ce cas, le mythe se substitue à l’Histoire. La fabrication des héros participe d’une propension à dépouiller la pratique historique de sa dimension politique et à en faire une suite exclusive d’événements. Ce jeu avec l’Histoire est l’expression de l’absence d’un projet alternatif et d’une légitimité populaire. Aussi, fait-on appel à un lexique convoquant les lieux fondateurs d’une doxa marquée par les jeux mémoriels et les espaces de l’oralité. Les mots choisis convoquent un jargon trop ambigu et extrêmement peu précis : «peuple», «nouveau», «révolution», «masses»… Les termes employés excluent toute possibilité d’exploration concrète, empreints d’une signification flasque, une ambivalence. Cette ambivalence discursive traverse tous les textes officiels et caractérise tous les jeux d’appareils et le fonctionnement des institutions politiques. L’entreprise de sacralisation des appareils étatiques, notamment les structures du pouvoir exécutif, participent d’une volonté d’exclure toute possibilité de contestation des instances-clés du pouvoir politique. Mais cette manière de faire pourrait installer face à face le pouvoir exécutif et la société, effaçant tous les espaces médiateurs ou intermédiaires.
L’Etat est souvent perçu comme une fiction et un artifice, il est le lieu d’un paradoxe, à la fois une idée et une réalité concrète. C’est ce qui fait sa complexité et ce qui rend les choses difficiles, complexes. Toutes les tentatives de décoloniser l’Etat, après les indépendances, ont lamentablement échoué, faute d’une véritable volonté politique et d’une capacité intellectuelle à même de mettre en œuvre de nouvelles structures et de provoquer une certaine rupture épistémologique. Ibn Khaldoun parle de «contrat social» fait également de coercition permettant l’organisation de la société. Le sociologue Raymond Carré de Malberg va dans le même sens, dans sa perspective de la mise en œuvre de structures permettant la participation active du citoyen aux affaires de la cité et rejetant l’idée de soumission, définissant l’Etat comme «une communauté d’hommes, fixée sur un territoire propre et possédant une organisation d’où résulte pour le groupe envisagé dans des rapports avec ses membres une puissance suprême d’action, de commandement et de coercition».
L’Etat est donc le lieu d’articulation des logiques d’organisation et de gestion des affaires de la cité, mettant en œuvre un «contrat social» et un ordre de discours concourant à la stabilisation de la société. Il est à la fois porté par un discours philosophique et porteur de pratiques politiques et idéologiques, se muant en une sorte de «machine cybernétique» dépassant l’homme qui lui avait permis d’exister tout en jouant tant bien que mal le rôle d’arbitre modérant les activités sociales et les relations entre les hommes. Mais si sa source est foncièrement investie par les jeux et les enjeux de la modération sociale, ses pratiques sont plurielles, différenciées et caractérisées par la présence de nombreuses instances et divers appareils soumettant la communauté à une sorte de contrôle et à une certaine soumission.
Dans les pays colonisés, encore sous la domination de «pouvoirs» autoritaires, l’Etat est souvent concurrencé par différentes structures informelles qui régissent les jeux sociaux et profitent de la distribution inéquitable de la rente, neutralisant, par endroits, certaines fonctions de l’Etat «formel». Certes, l’enveloppe est «moderne», mais le contenu réel est dominé par la présence d’une nébuleuse de petits chefs et de notabilités, produits d’alliances familiales et claniques, associant militaires, politiques et affairistes, engendrant un profond fossé entre le «pouvoir» et la société. Ce qui contribue à l’effritement du tissu social, à l’émiettement de la décision et à l’installation permanente de zones d’instabilité et de déséquilibre, condamnant les espaces formels (partis politiques, assemblées…) à observer une certaine aphonie, préjudiciable à tout possible jeu démocratique.
C’est une gestion «primitiviste» de la société accordant plus d’importance aux structures archaïques qu’aux formes «modernes» de l’Etat empruntées à la colonisation, d’ailleurs jamais interrogé ou adapté aux nouvelles sociétés «indépendantes». Nous sommes ainsi en présence de deux modèles dominants qui s’entrechoquent, provoquant d’inéluctables conflits, engendrés par les résidus de la puissance et de la domination et le déficit d’une légitimité populaire, squattée par des retours exagérés et peu opératoires à une Histoire continuellement saupoudrée et une révolution squattée pour les besoins du moment. Tout cela est illustré par le provisoire et l’aléatoire et une tragique discontinuité qui favorise les situations transitoires et les permanentes luttes pour la prise du pouvoir politique opérées en dehors de la participation aux pratiques sociales. L’Etat se dissout ainsi dans la personne du chef qui n’a de compte à rendre à personne, considérant le «peuple» comme une masse informe constituée de sujets.
Le chef se recrute dans les appareils dominants, loin des bruits du «peuple» considéré comme trop peu mûr pour gérer ses propres affaires. L’illusion républicaine est fondamentalement présente dans les nombreux textes constitutionnels, mais concrètement, c’est un régime féodal incarné par un «pouvoir» charismatique qui régente une société qui semble considérer les gouvernants comme les continuateurs de l’ordre colonial.
C’est un régime dominé par un groupe ou des résidus de groupes empruntant de nombreux constituants à la logique militaire faite de discipline et d’une structure de commandement exigeant l’obéissance du «peuple». Il serait malséant de répondre favorablement à une revendication populaire la considérant comme un acte de lèse-majesté. Ce qui serait assimilé à une concession de trop faite à la foule. Ainsi, le «peuple» se transforme en «foule», trop indisciplinée.
Certes, l’Etat a toujours été perçu comme une fabulation et une fiction, avec ses croyances et ses mythes, dont l’objectif essentiel est d’user de la coercition pour soumettre l’individu au droit, mais dans le cas des pays colonisés comme l’Algérie, le droit ne constitue nullement un élément primordial, privilégiant les relations personnelles et les logiques de domination ponctuées par la puissance des gouvernants obtenue en dehors des urnes. Le droit n’est valable que pour arbitrer les petits conflits des gens du «peuple» entre eux ou pour abattre un adversaire politique. L’Etat est investi par les logiques clientélistes, claniques et tribales et le primat de l’appareil militaire qui fonctionne comme un espace autonome, habilité par une logique de contrainte à décider du choix des dirigeants.
Certes, des situations de crise peuvent apparaître engendrant des conflits entre l’espace militaire, pouvant ne pas être homogène, partagé entre les corps opérationnels qui, eux-mêmes, sont également marqués par des césures et les services de renseignement fonctionnant comme une entité autonome. Nous sommes en présence d’un bicéphalisme singulier : armée et services de renseignement d’un côté et Présidence de l’autre, mais des intérêts communs rapprochent dans des endroits particuliers les uns et les autres.
Les frontières entre le politique et le militaire sont apparemment étanches, mais la réalité est tout à fait différente. Tout est affaire de rapports de force.
Ce qu’on appelle le «pouvoir» est diffus, presque difforme, fondé sur des solidarités aléatoires. Ce qui s’est passé au Burkina Faso ou en Tunisie, par exemple, correspond à cette vérité.
Dans les régimes autoritaires, encore traversés par les réminiscences coloniales, la quête de l’«homme providentiel», articulée autour de l’unitarisme totalitaire et la violence autoritaire, va être à l’origine de l’appauvrissement de la vie politique ponctuée par l’émergence d’une paranoïa et de discours alarmistes recourant à un lexique particulier convoquant constamment les «dangers intérieurs» et les «complots internes».
Cette situation trop peu stable, empruntant sans arrêt des choix tactiques et circonstanciels, répudiant toute posture stratégique, contribue à l’éparpillement des forces politiques et à l’apparition d’une multitude de «partis» qui, finalement, neutralisent toute opposition sérieuse dans un univers administratif dominé par le «pouvoir» en place qui, ainsi, contrôle les leviers de la fraude. Chaque fois que des tentatives de construction d’un édifice oppositionnel s’articulant autour de la quête d’une nouvelle légitimité et de la contestation des espaces fondateurs du bloc gouvernant sont faites, celui-ci use de tous les stratagèmes en mobilisant tous ses appareils (police, gendarmerie, médias et autres relais) pour neutraliser et décrédibiliser son action.
L’illusion du pluralisme profite tout simplement à l’ex-parti unique opérant sur un terrain conquis d’avance et au candidat du «consensus», c’est-à-dire celui du bloc gouvernant qui présente une rhétorique politique fondée sur l’idée de l’Etat-nation, la souveraineté, le mythe de l’homme providentiel et la fabrication continue de l’ennemi extérieur.
Mais un Etat autoritaire et un «parti unique» se caractérisent par une extrême fragilité, pouvant être sujets à de graves secousses pouvant même menacer la survie de l’instance elle-même et provoquer de vraies turbulences. L’exemple du Burkina Faso et de la Libye est à méditer.
L’Etat autoritaire se construit l’image selon laquelle il serait l’incarnation de la nation, même s’il est traversé par des logiques clientélistes et claniques.
Le chef est le père de la nation, l’«irremplaçable», sans lequel l’unité serait en danger. Dans tous les pays autoritaires et dictatoriaux, le «chef» considéré dans la tradition populaire comme inamovible est présenté comme le «père» de la nation. C’est la même situation vécue par les régimes égyptien, libyen, tunisien, syrien, irakien, nord-coréen, chilien avant la chute de certains d’entre eux encore soutenus par une poignée de nostalgiques alors que les jeunes s’en détachent, les pourfendant violemment, avec le soutien d’anciens proches du pouvoir en place ayant déserté ses rangs. Le discours social et politique est désormais porteur de la nécessité de transformations démocratiques et à une mise en œuvre concrète d’une citoyenneté absente. Le conflit incarné par le bloc gouvernant en crise et vivant un sérieux délitement et le reste de la société qui use d’une résistance passive. L’absence d’une base populaire condamne les pouvoirs en place à l’implosion. Le schéma de la tragédie grecque mettant en opposition la puissance divine et la volonté humaine est d’actualité. Il est présenté comme le personnage autour duquel s’articulent de nombreux réseaux et groupes que tout sépare. Le groupe militaire entretient une relation incestueuse avec le pouvoir d’Etat qui neutralise tous les partis décrédibilisés ou fonctionnant comme des porte-drapeaux d’un «programme» présidentiel illusoire, inexistant. Les structures partisanes et les différentes associations patronales, des anciens combattants et d’autres espaces auxiliaires, appareils sans réelle base populaire, sont atomisées, se caractérisant le plus souvent par un extraordinaire opportunisme et une extrême instabilité favorisant le «nomadisme politique» et les luttes intestines entre clans et clientèles, marqués par les liens d’intérêts matérielet symboliques (postes…), hors de tout débat idéologique. Le discours politique se caractérise par une grande superficialité et la reproduction de clichés et de stéréotypes. Les jeux de l’opacité freinent tout débat possible dans une société condamnée à vivre une succession de manifestations aléatoires et des situations précaires pouvant éroder profondément les structures étatiques, considérées comme les relais d’actions et d’intérêts de clans et de personnes. L’argent, fruit d’une corruption inégalée, parcourt toutes les travées. Le recours à la manne rentière, provenant des recettes pétrolières, substitut d’un sérieux déficit en matière de projet politique et social, est une tentative souvent répétée de mettre un terme à différents soulèvements. L’Algérie connaît plus de 10 000 émeutes par an, selon les sources officielles. Les choses se compliquent de plus en plus ces dernières décennies, à tel point que le désenchantement gagne de grands pans de la société.
A. C.