NTERVIEW. Auteur du roman « Les Fils du jour », son quatrième, Yahia Belaskri s’intéresse à l’Algérie pendant la guerre de conquête au XIXe siècle. Il se confie.
Poursuivant son exploration romanesque de l’histoire algérienne, Yahia Belskri a obtenu pour ce beau roman épique le prix littéraire Beur FM Méditerranée. L’Ouest algérien, le milieu du XIXe siècle, la colonisation vue du côté des Algériens. Années de feu qui laissent déjà entrevoir les années de braise de la guerre d’indépendance et les années de cendres de la guerre civile. La tribu des Fils du jour résiste tant bien que mal à la colonisation qui, sous le couvert d’allumer les lumières de la civilisation, sème incendies et terreur. À travers la saga familiale de trois générations, Yahia Belaskri mêle d’une plume délicate, petite et grande histoire. Au-delà, Les Fils du jour est aussi un périple qui nous mène, au rythme des héros du livre, de La Mecque à Damas, en passant par Alexandrie et Fès. Voyages extérieurs, mais surtout cheminement intérieur qui oblige à la rencontre avec l’Autre, interrogation sur la foi et la tolérance, humanisme et humanité étroitement liés. Tout au long de ce livre, court ainsi l’éternelle interrogation sur la nécessaire coexistence au-delà des différences. Au détour d’une écriture qui veille avec un soin évident à l’enchantement du lecteur, cette phrase : « Savez-vous, ma chère H’jira, ce qu’est un barbare ? Celui qui ne reconnaît pas l’humanité de l’autre. » Entretien avec un auteur qui a fait de ce questionnement le souffle fondateur de toute son œuvre.
Le Point Afrique : Comment est née l’idée de votre roman ?
Yahia Belaskri : Je suis profondément algérien et j’ai par là ce questionnement sur mon identité, mon histoire. Dans Une longue nuit d’absence, mon troisième roman, je m’étais intéressé aux républicains espagnols et à la vie de certains d’entre eux à Oran après leur défaite en 1939. Forcément, j’ai été confronté à la période de la colonisation. Parallèlement, j’ai eu accès à nombre de documents passionnants dans les archives de l’armée française. On parle beaucoup de la guerre d’Algérie, de ces mémoires fracassées et même parfois concurrentielles, mais on occulte totalement la colonisation en elle-même qui a quand même duré 132 ans, de 1830 à 1962. J’ai voulu inscrire mon roman dans ce XIXe siècle des entreprises coloniales et le situer plus précisément à partir de 1847, date de la reddition de l’émir Abd el-Kader.
Dans votre roman, certaines descriptions faites de la conquête de l’Algérie font étrangement penser aux scènes de la guerre d’indépendance. Y a-t-il là, selon vous, comme une histoire jamais close ?
Absolument. Quand j’ai travaillé sur les archives, je l’ai constaté. À des périodes régulières, les tribus se sont révoltées contre le colonisateur. L’émir Abd el-Kader bien sûr a combattu le colonisateur, mais il y a eu également la révolte des Mokrani en 1871 menée depuis la Kabylie et qui avait fédéré plus de 250 tribus, et diverses insurrections dans les Aurès. La colonisation n’a jamais été totalement victorieuse, même si elle a semblé triomphante dès 1830. Il y a donc eu une permanence de cette lutte des Algériens, même si c’était sporadique et pas coordonné. Il faut savoir qu’entre 1850 et 1865, selon les chiffres officiels français, on a constaté une perte de 1 million de personnes parmi les autochtones, hors taux de mortalité normal. Un million d’Algériens qui ont perdu la vie sur les trois millions de la population de l’époque dans ces luttes et dans leurs conséquences, déplacements de population, famine, maladie. Le général Bugeaud a pratiqué des razzias, a brûlé et affamé, déporté en Nouvelle-Calédonie pour pacifier ce pays.
En quoi les thèmes qui traversent votre livre entrent-ils en résonance avec l’actualité ?
Il y a d’abord cette histoire compliquée entre la France et l’Algérie. On peut ne pas parler d’un sujet et l’occulter totalement, mais la transmission d’une histoire peut se faire autrement, par une histoire familiale, une manière d’être au monde. On a oublié que la transmission est un processus subtil, complexe. En dehors des discours historiques officiels, il y a des imaginaires faits de matériau humain, et dans ces imaginaires algériens et français, on constate l’existence de ce que j’appelle un nœud. Il y a là quelque chose de l’ordre de la transmission d’une souffrance qui n’a pas été reconnue. On voit bien aujourd’hui qu’il y a quelque chose en France qui n’a pas été reconnu, éclairé, notamment sur ce que l’armée coloniale a fait en Algérie. Tant qu’il n’y aura pas une reconnaissance politique des crimes coloniaux, ce nœud subsistera dont les ramifications se font sentir encore aujourd’hui.
En Algérie, cette histoire de la colonisation et des résistances qu’elle a suscitées est-elle occultée par l’histoire de la seule guerre d’indépendance ?
Nous sommes censés être un peuple nouveau, qui serait né seulement de la décolonisation et de la lutte de 1954 à 1962. Or, là aussi, il s’agit d’une histoire officielle : on a ainsi parlé de 1 million de morts en 1962, puis ce chiffre est devenu 1,5 million en 1967. Certes, tout État-nation se construit sur des mythes. Mais l’Algérie est construite sur des mythes mensongers qui sont en train d’exploser. Le récit officiel occulte tout un pan de notre «autre» histoire. L’Algérie n’est pas née en 1962, ni en 1954, ni même en 1830. Ce pays a plus de 2 500 ans d’histoire. Le FLN a imposé sa seule vision de l’Algérie en ne reconnaissant pas, par exemple, l’amazighité, effaçant ainsi toute la dimension berbère. Or, nous sommes un peuple complexe, multiple, né d’apports différents. D’ailleurs, dans l’histoire officielle, on ne parle même pas de la domination ottomane qui a quand même duré plus de trois siècles. Les archives officielles ottomanes ne sont plus en Algérie et sont de toute façon écrites en turc ancien que très peu de gens connaissent. Or, cela n’intéresse pas l’État algérien de former des gens pour étudier ces archives qui pourraient nous apprendre tellement de choses sur nous-mêmes.
Vous insistez beaucoup à travers le roman sur la tolérance religieuse dont font preuve les tribus musulmanes…
Le monde arabo-musulman brûle, entre ceux qui veulent rétablir un pseudo-califat et ceux qui, comme la secte nigériane Boko Haram, sèment la désolation. Or, il me semble qu’en tout temps il y a eu des réformes au sein de l’islam, mais ces tentatives ont parfois été réprimées comme étant hérétiques. L’histoire de l’islam balance donc entre réforme et contre-réforme. Aujourd’hui, nous sommes sous le règne du wahhabisme triomphant qui tue au final beaucoup plus les musulmans. L’islam a peut-être besoin que des exégètes puissent travailler à un aggiornamento des textes. La figure de l’émir Abd el-Kader est une figure de tolérance qui doit être redécouverte, notamment par les Algériens. On trouverait en lui une source d’apaisement, lui qui déclarait : « Tout être est mon être », lui qui a été le défenseur des chrétiens de Damas et les a protégés d’un massacre.
La question fondamentale qui semble traverser votre roman est finalement qui est le barbare, qui est le civilisé…
Lors des attentats de janvier qui m’ont évidemment horrifié, j’ai beaucoup entendu le mot « barbare ». Oui, effectivement, il y avait là de la barbarie. Mais la barbarie n’est pas d’un seul côté. On vient de commémorer le génocide arménien de 1915. On en a beaucoup parlé et c’est très bien. Mais quand j’entends qu’il s’agit là du premier génocide du XXe siècle, cela me fait bondir. Non, le premier génocide a été commis en Namibie par les Allemands, contre les tribus Héréros et Namas en 1905. Ce qui a été commis en Algérie relève aussi de cette logique de massacre. J’ai découvert une pétition qui a été envoyée par des élèves du lycée Louis-le-Grand à l’Assemblée nationale en 1845. Ces élèves dénonçaient les « enfumades » de femmes et d’enfants dans les grottes de Dahra, au nord de l’Algérie. C’est cela aussi qui a été de la barbarie.
La figure du lieutenant Rimbaud est un contrepoint intéressant à cela, il est dans le respect et le dialogue, plutôt que dans l’affrontement…
J’ai créé ce personnage à partir notamment de l’histoire du père d’Arthur Rimbaud. Ce dernier a été en poste en Algérie entre 1845 et 1850, comme chef du bureau arabe. Il avait appris l’arabe, avait entrepris la traduction du Coran. Pour moi, il s’agissait de montrer qu’il y a eu des militaires qui n’ont pas adhéré à la politique coloniale. Je montre aussi, à travers le personnage de sœur Marie-Suzanne, la présence de ces hommes et femmes de religion qui ont essayé d’aider les autochtones.
Votre écriture est à la fois très organique et poétique. Vous évitez avec bonheur le piège de l’orientalisme…
Je ne pouvais pas tomber dans ce piège, car je suis dans cette histoire, pas en dehors. J’ai beaucoup mis de moi dans ce roman. J’avais à cœur d’approcher non pas la vérité mais la justesse. Par le style, j’essaie d’exprimer l’inquiétude que je porte. Ce que je voulais montrer, moi qui voyage beaucoup, est que les gens sont les mêmes partout ; tous recherchent un moment de bonheur à partager. J’ai cherché la différence et je ne l’ai pas trouvée. Au final, on invente la différence…